"Pierre et Jean" de Guy de Maupassant

« Pierre Roland… Vous avez attendu vos trente ans pour quitter votre famille, au Havre, pour entamer votre carrière de docteur à bord du paquebot « La Lorraine »… N’est-ce pas un peu trop abuser du foyer maternel ?

-Je me permets de vous faire remarquer que vous transformez sensiblement la réalité. En fait, dès ma sortie du collège, m’étant senti successivement de la vocation pour des professions variées, j’en avais essayé, l’une après l’autre, une demi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, me lançais aussitôt dans de nouvelles espérances. En dernier lieu la médecine m’avait tenté, et je m’étais mis au travail avec tant d’ardeur qu’après d’assez courtes études, j’étais reçu docteur. Pour ce qui est d’ « abuser du foyer maternel », je m’inscris en faux. C’est vrai, mon côté changeant a considérablement prolongé mes études. C’est vrai aussi, dès l’obtention de mon diplôme de docteur, en même temps d’ailleurs que mon ex-frère cadet Jean obtenait celui de licencié, nous prirent tous deux un peu de repos dans notre famille. Toutefois, j’ai ensuite cherché un appartement car je formais le projet de m’établir au Havre, indépendamment de mes parents. C’est alors que ma mère acheta à Jean l’appartement que je convoitais. J’ai donc dû renoncer à ce projet.

-Cet incident marque d’ailleurs une sévère complication de vos de relations déjà tendues avec Jean, n’est-ce pas ?

-En effet, j’étais absolument fou de rage. Depuis l’héritage de M. Maréchal, un ami de ma mère, léguant toute sa fortune à Jean, ma jalousie envers mon frère allait croissante. Celle-ci remonte d’ailleurs à bien longtemps car Jean, dès son enfance, avait toujours été un modèle de douceur, de bonté et de caractère égal ; je m’étais énervé, peu à peu, à entendre vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur me semblait être de la mollesse, la bonté de la niaiserie et la bienveillance de l’aveuglement.

-Il me semble vous avoir tout à l’heure entendu dire « mon ex-frère cadet Jean ». Que cela signifie-t-il ?

-Et bien… J’ai fait une terrible découverte. Mon soi-disant frère n’est pas le rejeton de mon père mais d’un étranger : M. Maréchal, amant de Mme. Roland. C’est l’héritage de ce « très proche ami » de ma mère cédant la totalité de ses biens à mon frère, sans un moindre sous pour moi, alors qu’il m’affectionnait autant que Jean, qui m’a mis la puce à l’oreille. Comme si ma mauvaise humeur, constante depuis quelques jours, ne suffisait pas, cette question me tracassa nuit et jour. Jean serait-il le fils de M. Maréchal ? Ma mère serait-elle donc finalement comme toutes les femmes, capable d’adultère ? A travers mes longues réflexions solitaires, tout semblait le démontrer, mais je ne pouvais l’admettre tant mon amour pour ma mère était profond.

-Cette découverte a due provoquer bien des bouleversements au sein de votre famille…

-Au début, je gardais évidemment tout pour moi. Mes soupçons se firent certitude au comportement de ma mère lorsque je lui fis comprendre que je savais, en comparant des yeux le portrait de M. Maréchal à Jean. C’est alors que je déversais toute ma déception, toute ma colère et ma haine sur ma mère, en la faisant culpabiliser avec cruauté, à longueur de journée. Je la faisais souffrir, car je ne pouvais lui pardonner. Je regrettais de la voir devenir malade et craintive, mais paradoxalement, cela me soulageait. Ce fût un véritable enfer, pour elle comme pour moi. Quelques jours plus tard, ma mauvaise humeur éclata en une violente dispute avec Jean où je révélai presque malgré moi l’inexprimable secret. Apparemment, Jean encaissa bien plus facilement le coup que moi. Il pardonna immédiatement notre mère et promit de continuer à l’aimer. Ma présence dans la maison familiale se faisant vraiment trop inconfortable, je parti bientôt à bord de « La Lorraine ».

-Seriez-vous prêt aujourd’hui à excuser votre mère ?

-Evidemment. Avec le temps et le recul, je pardonne aujourd’hui ma mère. Je préfère néanmoins me tenir écarté de ma famille.

-Merci encore d’avoir accepter cet entretien. »